La 56ème édition de la Biennale d’art contemporain de Venise ouvrait ses portes aux journalistes internationaux le 6 mai dernier. Les Vaporetti sont pris d’assaut par les visiteurs venus du monde entier, pour admirer la magnifique cité vénitienne et ses joyaux artistiques. Les amoureux de l’art arpentent avec ferveur les différents sites de la Biennale, découvrant ou redécouvrant le travail de 38 artistes africains et afro-descendants présents pour ce grand rendez-vous.
En 1989, un autre événement artistique majeur signait dans l’histoire, la présence décuplée d’artistes originaires du continent africain, comme Seni Awa Camara, Chéri Samba ou encore, Bodys Isek Kingelez aux côtés d’artistes européens, américains, chinois ou encore indiens. L’exposition Magiciens de la terre se tenait à Paris, au Centre Pompidou, avec la volonté d’inclure et de promouvoir sur la scène internationale de l’art contemporain, le travail d’artistes peu reconnus sur cette même scène. Si Magiciens de la Terre renvoie directement à des artistes non occidentaux, il n’en demeure pas moins faux d’y inclure son commissaire d’exposition Jean-Hubert Martin, qui avait conçu le projet comme un délicat équilibre entre sa propre « intuition artistique et l’ « éclairage critique apporté par l’anthropologie contemporaine sur la relativité des cultures et sur les relations interculturelles » (1). L’exposition de Jean-Hubert Martin a essuyé et essuie encore aujourd’hui de vives critiques quant à l’esthétique – trop d’œuvres folkloriques ? – et la ligne théorique du propos.
Une vingtaine d’années plus tard, Okwui Enwezor propose All the World ‘s future pour la Biennale de Venise. « Nous parlons souvent d’un monde de l’art. Selon moi, il n’y a pas de monde de l’art mais des mondes de l’art, et un seul système de l’art, à l’intérieur duquel ces mondes émergent.», déclarait le directeur artistique de la Biennale au Centre Pompidou de Paris, le 4 décembre 2014. Ce qui est communément appelé art contemporain africain serait alors une composante d’un système de l’art global et hétéroclite. All the World’s Future met la lumière sur ces mondes périphériques d’un système de l’art centré sur les régions de l’Europe et de l’Amérique du Nord, tout en leur permettant d’exister à travers leur singularité.
L’exposition des Magiciens de la Terre identifiait ces mondes comme extérieur au système de l’art, tout en se voulant une exposition qui rassemblerait artistes non occidentaux et artistes occidentaux ; artistes originaires des contrées reculées de l’art contemporain et artistes reconnus sur la scène internationale. All the World’s Future positionne l’ensemble de ces mondes au même niveau, pour raconter un nouveau récit qui raisonnera jusque dans les territoires oubliés de l’art contemporain. Ces deux moments artistiques s’inscrivent chacun à leur tour et à leur manière dans l’histoire de l’art contemporain, mais selon le même objectif : élargir les horizons et repousser les frontières du système de l’art.
Mes points forts
Dans le Pavillon central des Giardini, mon cœur bat au rythme du court-métrage de Fatou Kande Senghor «Giving Birth ». La vidéaste sénégalaise dresse le portrait de Seni Awa Camara, une céramiste Djola, dont les statues semblent être dotées d’un pouvoir ancestral mystique.
Fatou Kande Senghor, Giving Birth, 2015
Le Pavillon de la Grande-Bretagne intrigue, dérange et choque. Sarah Lucas y expose des formes phalliques hybrides. Un sexe masculin, une banane un ou un mutant des années 2050 ? Ces formes géantes et ces sculptures représentant des parties de corps humains qui placées dans des positions intimes dialoguent qu’avec un vide pesant, ne laissent pas indifférent tant elles interrogent la place sociale du voyeurisme et de la sexualité propre au 21ème siècle.
Sarah Lucas, Deep Cream Maradona, Pavillon Anglais, Giardini
À peine deux pas plus loin, le collectif d’artistes BGL (composé de Jasmin Bilodeau, Sébastien Giguère et Nicolas Laverdière) investit le Pavillon du Canada qu’ils transforment tour à tour en petit commerce de quartier et atelier d’artiste. Les thématiques de l’hyperconsommation et du recyclage transparaissent dans cet univers plus provocant qu’exceptionnel.
Installation du Collectif BGL (Jasmin Bilodeau, Sébastien Giguère et Nicola Laverdière), Pavillon du Canada, Giardini
Le Pavillon belge s’inscrit dans une volonté de mémoire. Les différentes œuvres des artistes présentés (Sammy Baloji, Maryam Jafri ou encore Mathieu K.Abonnenc, entre autres) opèrent telles des parcelles d’une histoire retrouvée à travers l’art contemporain.
Sammy Baloji, ‘Sociétés Secrètes’, 2015 – Installation composée de 8 plaques de cuivres – 29,7 x 42 cm (chacune) – 4 photographies noir et blanc, une lettre écrite à la main – 16 x 20 cm. Oeuvre Unique – Courtesy de l’artiste et Imane Farès
Du côté de l’Arsenale, les masques de fer de Melvin Edwards, artiste afro-américain tombé amoureux du Sénégal, ouvrent le bal de la première partie du site après la traversée d’une antichambre bien obscure. Cette artillerie tout droite sortie d’un autre temps interroge le passé en replaçant des traditions dans le présent. Elle se conjugue sans heurts ni violence avec les dessins techniques d’Abu Bakarr Masaray, et les trônes d’un roi qui a vaincu par la paix du Mozambicain Gonçalo Mabunda.
Melvin Edwards, Texas Tale (2012), acier soudé
Les accumulations sous vitrine de Ricardo Bey déconstruisent le cabinet de curiosités qui prend son origine dans les villes occidentales dès le XVIème en Europe. L’artiste cubain recrée des objets et les placent dans une dimension muséale. Il s’agit d’une mise en abîme cohérente dont la résonnance trouve écho avec le titre de la Biennale. Les portraits de Kay Hassan semblent avoir été arrachés de la devanture d’un salon de coiffure, retranscrivant la violence urbaine latente et palpable de Johannesburg.
Kay Hassan, Untitled, 2014
All The World’s Future se révèle comme une interrogation sur ces différents mondes de l’art qui gravitent autour d’un système culturel international: leur reconnaissance s’essouffle à se faire valoir… La proposition d’Okwui Enwezor suffira-t-elle à bousculer un ordre de valeurs institué depuis de nombreuses années ? Nous comptons quatre éléments fondamentaux pour permettre la vie humaine. Qui seront ces prochains magiciens du feu et de l’air, qui après Jean-Hubert Martin en magicien de la terre et Okwui Enwezor en magicien de l’eau, insuffleront de nouvelles énergies à l’art contemporain ?
(1) Annie Cohen-Solal, Une histoire de cartes, d’atlas et de planisphères, Catalogue Magiciens de la terre : retour sur une exposition légendaire, Editions Xavier Barral / Editions du Centre Pompidou, 2014, p.346