« Malaika ». C’est sur ces notes de la chanson de Miriam Makeba, que Nadia Beugré descend, à une allure modérée, les marches qui mènent à la scène du Tarmac.
Elle passe entre les spectateurs, les frôle, les sollicite, les intimide… La chorégraphe ivoirienne compose avec cette audience qu’elle souhaite charmer et conquérir en toute intimité.
Tantôt diva perchée sur de hauts talons, tantôt danseuse ou créature hybride débarquée d’une autre époque, Nadia Beugré surprend pas à pas et de mouvement en mouvement le public.
La proximité intrusive qu’elle impose, s’oppose à sa gestuelle maîtrisée face à des spectateurs qui se placent et se déplacent ici et là, et affrontent son regard.
Déjà pour la pièce Legacy – présentée dernièrement au Théâtre de la Cité Internationale de Paris – , elle invitait les membres de l’audience à communier avec elle ainsi que les autres comédiennes en goûtant une liqueur, ou encore à parler dans le micro. Et cette petite fiole, qui passait de main en main, produisait un lien entre les uns et les autres.
Avec Quartiers Libres, nous retrouvons cette même ivresse teintée d’une folie d’exister, ces mêmes plaintes chantées enivrées d’alcool, ces mêmes danses orgasmiques… Mais Nadia Beugré est seule sur scène cette fois-ci. Seule à expérimenter un corps qui n’est plus le sien et qu’elle offre au public le temps d’une représentation.
Quand la volupté interroge la condition féminine
Son corps qu’elle meurtrie et met à rude épreuve subit ces multiples contorsions qui donnent le rythme sur l’oscilloscope de la pièce. Dans ses spectacles, la chorégraphe bouscule les codes et se met quasiment à nu. Elle étonne, encore et encore ; elle heurte, toujours de manière plus vive, enfin et elle nous interpeller, discrètement en chuchotant « Aidez-moi ».
Sur son propre corps, elle réfléchit les souvenirs de Miriam Makeba ou encore Nina Simone, et de toutes ces femmes qui ont brillé et qui ont vu ensuite leur vie se dégrader parce qu’elles n’ont pas accepté l’image que l’on renvoyait d’elles (…) ces artistes qui ont osé, qui ont pris des risques.
C’est cette même envie d’outrepasser les codes et les stigmates de la politique, qui animent Nadia Beugré. La révolte la colère et le ressentiment face une Côte d’Ivoire en proie à la guerre civile ; le sentiment d’injustice à l’égard des femmes… Tant de maux qu’elle ne peut soigner par la danse, mais qui sont pointés du doigt à travers des métaphores poignantes.
Aujourd’hui, en 2015, la balance s’inverse, et les trajectoires personnelles destinées à la déchéance peuvent s’inverser. A l’instar de ce bel exemple incarné par Serena Williams qui s’élevant au rang de « ces femmes qui brillent », refuse ce médiatique,: « C’est moi, c’est mon corps, et je m’aime comme ça… Je suis une femme forte, je suis puissante, et je suis belle. C’est important de regarder le positif, parce que si tu t’attardes sur le négatif, ça peut t’abattre. Et je n’ai pas le temps pour ceux qui me rabaissent, j’ai trop de choses à faire! J’ai des tournois à gagner. J’ai des gens à inspirer. »
Les deux femmes contribuent chacune à des degrés différents, à améliorer la condition féminine. L’effort physique de la performance, me pousse alors à établir un parallèle avec la sportive Serena Williams, dont le physique a été la cible de critique acerbes; et ce corps féminin de l’artiste qui souffre par intermittence.
La frénésie créatrice se heurte parfois à la froideur de l’incompréhension, difficile à masquer des spectateurs, qui sont ballotés entre les différents récits qui ponctuent la pièce. Où se trouve cette liberté mentionnée par le titre? Les membres opprimés, une révolte interne domptée par la technique, la chorégraphe manifeste avec force ces limites d’action, ces limites d’expression…
Et cette carapace, et cet immense rideau, tous deux de fortune, réalisés à partir de bouteilles en plastique vides, ont leurs symboliques. Lorsqu’elle brave ces rangées de litres d’eau invisible, c’est comme si elle parvenait à dompter une mer déchaînée. Telle une version du 21ème siècle de la Vénus de Sandro Botticelli qui se démène pour se débarrasser de cette image imposée par la société, la danseuse questionne le statut de la femme dans les sociétés contemporaines.
Le sac poubelle incarne la boulimie, lorsque l’on rapporte tout à soi, et que l’on se met en danger. C’est un symbole de la pollution dans ce monde qui est lui aussi en danger. C’est aussi ma manière de montrer comment, dans nos sociétés, la femme est présentée comme la poubelle du monde, confiait Nadia Beugré à Bernard Magnier, lors d’un entretien en septembre dernier.
Sous les reflets du plastique, la chorégraphe brille de mille feux et croise les références pour rendre compte d’une réalité amère en ce qui concerne le statut de la femme. Toute cette sensualité et cette rude suavité s’illustrent à travers ces mouvements lascifs, qui alimentent un jeu avec le public.
Les spectacles de Nadia Beugré, laissent sans voix ; sans mots pour décrire ses sensations qui naissent au plus profond de notre âme. Elle slalome et elle danse ; elle danse Nadia Beugré jusqu’à nous transmettre toute son énergie explosive, sans étincelles.
En + :
Du mercredi 14 octobre au samedi 17 octobre 2015 (à 20h, et le samedi à 16h).
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