L’héritage de la négritude dans les arts visuels en Afrique noire francophone (l’exemple du Sénégal)

De la négritude dans les arts visuels

L’œuvre d’art nègre exprime, par nature, une idée, qui est, en même temps, sentiment-image : symbole. Alors que l’esthétique gréco-latine trouve le beau dans l’imitation, encore que corrigée, idéalisée, de la  nature, le Négro-Africain s’émeut du sens caché que renferme le signe qui lui apparaît. Léopold Sédar Senghor (1) 

                               Léopold Sédar Senghor, inauguration du premier Festival des Arts Nègres,  avril 1966, Dakar.

Léopold Sédar Senghor distingue deux esthétiques : une esthétique gréco-romaine et une esthétique négro-africaine.

L’esthétique négro-africaine reconnaîtrait comme moyen de mise en œuvre l’intuition et l’importance des sentiments dans la production artistique.

L’imitation du beau, de la réalité   ne se limiterait-elle qu’à une zone géographique, à savoir celle de l’Europe ?

De nombreux courants artistiques d’après-guerre – ou même avant, tels que les courants impressionniste, futuriste, cubiste ou encore expressionniste… – sont nés pour s’opposer à cette idée.

Cependant, l’art dit « nègre » est doté d’une forte charge cultuelle mais aussi culturelle, et ne s’emploie en aucun cas à une certaine imitation de la nature mais fait appel à une retranscription de symboles, de sentiments. Cet art est explicatif, non descriptif.

De manière comparable, selon les principes philosophiques de la négritude, l’art africain était antirationnel et profondément intuitif. (p. 171 ) (2)

Il est possible de regarder le travail de certains artistes sous un angle négritudiste.

L’artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré présente une œuvre des plus spectaculaires. L’origine de toute son œuvre est liée à un fait de sa propre existence : le 11 mars 1948, lorsque «  le ciel s’ouvrit devant mes yeux et que sept soleils colorés décrivirent un cercle de beauté autour de leur Mère-Soleil, je devins Cheik Nadro : celui qui n’oublie pas ». (…) Dans les années 70, il commença à « relever » tout ce qui vient à lui, ce qu’il observe, ses songes, ses révélations… (3)

Frédéric Bruly Bouabré, Chiffre 4- L’Inconnu, qu’une orange naissant de l ‘empire de morts figure sur sa peau, Stylo bille, crayons de couleur sur carton.

Voilà quelles sont les valeurs fondamentales de la Négritude: un rare don d’émotion, une ontologie existentielle et unitaire, aboutissant, par un surréalisme mystique, à un art engagé et fonctionnel, collectif et actuel, dont le style se caractérise par l’image analogique et le parallélisme asymétrique. (1)

Des dessins enfantins faits aux crayons de couleurs, pour les uns, une esthétique pauvre pour les autres, Bruly Bouabré illustre avec perfection la notion de « sentiment-image » prônée par Léopold Sédar Senghor. Le travail de l’artiste ivoirien s’attache à la traduction de la sensibilité de son monde, de son univers.

 

 

                             Portrait de Frédéric Bruly Bouabré  © Malick Sidibé

 

 Carson Chan: Négritude was a powerful idea, particularly for the post-colonial moment, because it sought to define an African commonality not only between Africans but also within the diaspora. (…) Art historian Ola Oloidi pointed out early on that négritude often supported genre painting and apolitical aesthetics rather than true social engagement. (4)

La négritude était une idée forte, en particulier durant la période post-coloniale, car elle a cherché à définir une communauté africaine non seulement entre les Africains mais aussi au sein de la diaspora. (…) L’historien d’art Ola Oloidi pointa très tôt le fait  que la Négritude a souvent soutenu un genre de  peinture  ainsi que des esthétiques apolitiques plutôt qu’un véritable engagement social.

La négritude se restreindrait  qu’au champ de l’art, et ne correspondrait qu’à un idéal politico-social ou encore un idéalisme esthétique ?

Les limites du concept de l’idéologie de la négritude

S’il est vrai que l’appui dont ont bénéficié les artistes sous le patronage de Senghor a été extraordinaire,  il avait en revanche de sérieuses limites car pour recevoir le soutien total du gouvernement, les artistes devaient souscrire à l’idéologie officielle de la négritude qui, une fois transposée à une série de pratiques formelles, finissait par engendrer sa propre forme d’académisme. Ce qui avait commencé comme une expérience faisant preuve d’un esprit d’ouverture évolua et se durcit en une politique culturelle officielle, entrainant la disparition de toute critique sensée. Deux choses semblaient alors inévitables – le soutien viendrait à cesser lorsque Senghor ne serait plus président, et un contre-mouvement apparaîtrait parmi les artistes qui refuseraient de se conformer à l’idéologie officielle. (2)

Ainsi, il est possible de noter un certain « enfermement culturel » imposé par le concept de négritude. De plus, une uniformisation esthético-artistique reste un risque : une restriction culturelle paralyse le domaine de la création et de l’art.

(…) l’idéologie culturelle, celle de la négritude, avait le porte-parole le plus éloquent possible, le président Léopold Senghor lui-même. Pendant vingt-cinq ans, cette idéologie fut synonyme de culture nationale sénégalaise.

Les  éléments fondamentaux de cette idéologie culturelle ne suffisent pas à permettre une communauté dite « négridutiste ».

Il en revient à s’interroger les termes réducteur d’ « art africain » ainsi que d’  « artiste africain »( voir :  Peut-on vraiment d’un art contemporain africain? )

 Carson Chan: – Can we do away with the term « African artist » and just say « artist » ?

Peut-on en finir avec le terme «artiste africain»  et juste employer celui d’«artiste»?

Elvira Dyangani Ose:  Exactly! That would be the point for me; that would be the step forward. You should look at the way in which artists address certain topics and talk about them in that context. Works by Europeans don’t always signify Europe. Nor does work by Americans always signify the US. Nobody asks them to be a European or American artist as such. Africa is not the only conceptual context in which artists there operate.

Exactement! Ce serait un bon point de départ pour moi; ce serait un pas en avant. Vous devriez regarder la façon dont les artistes abordent certains thèmes et en parlent dans ce contexte. Les oeuvres  d’Européens ne signifient pas toujours Europe. Tout comme le travail produit par des Américains ne signifie pas États-Unis. Personne ne leur demande d’être un artiste européen ou américain en tant que tel. L’Afrique n’est pas le seul contexte conceptuel dans lequel les artistes y opèrent. (4)

Dans le chapitre consacré à la technique de son ouvrage Les Carrefours du Labyrinthe, Cornelius Castoriadis (5) oppose les considérations politiques et techniques , de même que les techniques artistiques et l’ expression et / ou l ‘interprétation .  Ce qui justifie l ‘opposition entre la création et la technique, c ‘est la différenciation entre les moyens de production et la production elle même : la technique est ainsi mise en œuvre d’un savoir comme tel ; pour autant qu’elle ne prend pas en considération les fins ultimes de l ‘activité dont il s’agit (…) .

Ainsi, si l’opposition est faite entre l’art négro-africain et l’art gréco-romain qui ne s’emploie qu’à imiter le réel, l’art négro-africain est-il dénué de toute technique, ne faisant appel qu’à une certaine intuition?

La créolisation des arts visuels

La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments.  Edouart Glissant (6)

La dimension cultuelle dans le travail d’artistes originaires du continent africain est-elle aujourd’hui aussi forte?

Les artistes « africains » ne se limitent pas qu’aux thèmes propres à l’Afrique: ils doivent faire face à la mondialisation que connaît le monde actuel. Leur public, leurs acheteurs ou encore les institutions qui s’intéressent à leurs oeuvres ne sont pas exclusivement africains. Ils ont la possibilité de voyager, tout comme un artiste japonais, italien ou autre et de se confronter à d’autres cultures. De ces interactions, résulte une autre approche de l’art dit « africain » ou encore négro-africain.

De plus, la négritude n’a pas eu le même impact sur le domaine culturel suivant le pays concerné: il fut important comme au Sénégal, ou inexistant, comme en Afrique du Sud par exemple.

Cependant, il s’agit de  cette même créolisation décrite par Edouart Glissant qui s’applique aussi dans le domaine de la création visuelle « africaine » , et qui marie habilement intuition et technique.

La fin de la période post-coloniale marquerait alors la considération d’une pluralité diverse et multiple de la création visuelle dans les différentes régions du continent africain.

Romuald Hazoumé, Iroquois, 2010, 70 x 20 x 30 cm, Plastique, rotin, paille d’herbe

© Virginie Echene

En + :

Le Point , Hors-série « La pensée noire », avril-mai 2009, numéro 22.

(1) Léopold Sédar Senghor« De la négritude », in Liberté V, le dialogue des cultures, © Seuil, 1993.

(2) Sidney Littlefield Kasfir, L’art contemporain africain, édition Thames&Hudson, 2000, Paris. (p.171-172)

(3) André Magnin, Catalogue de l’exposition African Stories, 2010, Marrakhech, p.10

(4) Kaleidoscope # 15 « A is for Africa » Summer 2012, p.124 & 126.

(5) Cornelius Castoriadis  , Les Carrefours du Labyrinthe , édition du Seuil, 1978, Paris. page 226

(6) http://www.edouardglissant.fr/creolisation.html

http://ecrit.creole.free.fr/antillanite.html

 Sur african links : Peut-on vraiment d’un art contemporain africain? etBas les masques

2 commentaires

  1. […] 70. Les peintres sénégalais de « L’Ecole de Dakar » étaient fidèles à la volonté de Léopold Sédar Senghor, dans le Sénégal indépendant des années 1960. Ils s’attachaient à retranscrire une certaine « africanité » dans la peinture, au grand bonheur du courant littéraire de la négritude soutenu et défendu par Senghor. Nous pouvons nous intéresser sur la nature de l’héritage de la négritude dans les arts au Sénégal. […]

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