« L’Autre continent. Artiste, Femmes, Africaines. » (part.2) : 3 questions à Malala Andrialavidrazana

Le travail de Malala Andrialavidrazana nous conduit aux confins d’un territoire débarrassé du poids historique des clichés. La force visuelle des oeuvres est intrinsèque à cette volonté de déjouer les stéréotypes qui sont ancrés dans l’imaginaire collectif. Bribes symboliques d’un monde à reconstruire, chaque composition nous interroge pour replacer l’Histoire dans une autre temporalité…

Malala Andrialavidrazana, Figures 1838, Atlas Élémentaire, 2015,
Série Figures (2015 – en cours), Courtesy de l’artiste.

Malala Andrialavidrazana, dans votre démarche artistique, vous utilisez la photographie et la vidéo. En quoi ces médias vous permettent-ils d’explorer vos sujets socio-historiques et anthropologiques ?

Lorsqu’une chose ou un sujet m’interpelle, je n’en connais pas nécessairement les raisons. Ce qui est certain, c’est que pour éviter d’être frustrée, j’ai tendance instinctivement à tenter de l’observer de plus près, sous des angles variés, quitte à prendre des chemins de traverse. C’est dans ce sens que les critiques ont parfois  pu comparer ma démarche à celles d’anthropologues. Néanmoins, les images que je collecte ne sont ni conçues ni restituées avec les normes qui s’imposent aux chercheurs et scientifiques. Pour moi, il est important que le cadre donné à une photographie éveille les sens et l’imaginaire au lieu de figer purement et strictement des réalités isolées.

A travers Echoes (from Indian Ocean) (2011-2013), vous racontez autrement l’Océan Indien, loin des idées reçues. Pouvez-vous nous décrire la réalisation de ce projet photographique ?

Pour reprendre l’analyse de Cédric Vincent dans un article publié dans ‘ Afrique – Asie ’, ouvrage collectif sous la direction de Dominique Malaquais et Nicole Khouri (PURH, 2016), « Echoes est une banque d’images permettant (…) de répondre conceptuellement à des enjeux de représentation ».

Les images en question ont été délibérément réalisées avec la complicité des habitants issus des classes moyennes des zones urbaines de Tananarive, de La Réunion, Bombay et Durban, pour échapper aux clichés et autres fantasmes collectifs perpétués aussi bien par les médias que les industries du tourisme. De fait, si l’Océan Indien est une vaste région transculturelle, toujours en mouvement, qui se définit par ses multiples facettes hétéroclites, métisses et hybrides, les perceptions que l’on en retient de l’extérieur se limitent essentiellement aux regards misérabilistes, sinon aux aspects idylliques et exotisants de son territoire. En réaction à cette situation, il m’a toujours semblé légitime de donner davantage de présence aux existences paisibles et silencieuses qui se situent entre ces deux extrêmes.

 echoes-from-indian-ocean-1Echoes (From Indian Ocean) © Malala Andrialavidrazana, Courtesy of Afronova.

Le choix des quatre lieux où j’ai travaillé était déterminé par les innombrables échanges de tout ordre qui les ont rapprochés et unifiés tout au long de l’histoire. Leurs similitudes, parentés ou faux-semblants, tout comme leurs particularités, vus de l’intérieur, les rendent emblématiques de l’Océan Indien contemporain, bien au-delà des visions cartes postales qui les caricaturent à la va-vite, de manière superficielle. A partir de cette réflexion, et pour donner sens à mon projet, il était évident et indispensable que je puisse approcher les populations locales dans leurs intimités. Avec l’aide de mes contacts et réseaux sur place, j’ai alors négocié des séries de rencontres pour ouvrir les portes et placards des logements privés. Mon intention consistait, non pas à dresser une galerie de portraits qui aurait risqué d’enfermer mes complices dans leurs propres décors, mais à capturer des détails banals aux côtés d’atmosphères ordinaires, susceptibles d’exprimer à la fois des singularités plurielles et des univers distinctifs, et surtout des sentiments authentiques qui se répondent d’un endroit à l’autre. D’où le titre: Echoes (from Indian Ocean).

Le projet final existe sous la forme d’un livre (Kehrer Verlag, 2013), en version vidéo-projection, ainsi qu’un jeu de tirages photographiques, sans aucun marqueur d’identification ni légende quelconque. Chaque extrait se présente sous forme de séquence thématique qui engage à ré-envisager systématiquement les éventuelles connexions entre les différents points du territoire, quelles que soient leurs natures, et de manière à rompre avec les représentations stéréotypées.

Vous participez à l’exposition L’Autre continent – Artistes, Femmes, Africaines jusqu’au 31 décembre 2016 au Muséum du Havre. Pouvez-vous revenir sur Figures 1838, Atlas Élémentaire l’œuvre que vous y présentez, ainsi que sur votre nouvelle série Figures?

Figures est effectivement le titre générique de la série qui a succédé à Echoes, et que je continue à développer en parallèle d’autres projets. Elle aborde différemment les questions de représentation puisque, au lieu d’un travail en interaction avec une cible spécifique, elle se réfère aux archives et à l’évolution des connaissances du monde contemporain. Et, ayant pris le parti d’une confrontation transversale des éléments qui composent la série, j’explore en priorité les illustrations sur papier qui se transmettent aisément d’une main à l’autre, quel que soit l’époque ou le point d’origine : atlas géographiques, billets de banque, timbres postaux et, dans une moindre mesure, pochettes de disques légendaires.

Au vu des messages et des symboles qu’elles véhiculent, soit en tant qu’instrument de savoir et de pouvoir, le choix de ces catégories de documents s’est avéré pertinent au fur et à mesure de l’avancement de la série. Les mappemondes rappellent entre autres qu’une grande partie des territoires situés au sud, en particulier en Afrique subsaharienne, demeurait inconnue aux puissances occidentales jusqu’à la fin 18ème siècle. Ces méconnaissances se traduisaient alors par des descriptions absurdes, voire brutales, mais rarement remises en cause. Puis, en amont de la multiplication des frontières, la cartographie étant remarquablement transformée en outil de propagande en faveur des expansions coloniales, les confusions continuaient à se répandre, avec l’appui formel des pouvoirs en place. Pourtant, on y retrouve les sources de préjugés qui n’ont jamais cessé d’influencer les imaginaires collectifs, préjugés eux-mêmes à l’origine de nombreux conflits qui se perpétuent à travers le monde.

Chaque carte que je sélectionne dans la série est donc analysée en tenant compte de la complexité de ces types d’information. J’enregistre par ailleurs l’année d’édition ainsi que le titre dans sa version originale en guise de référence simplifiée. En l’occurrence, « Figures 1838, Atlas Élémentaire » est conçue à partir d’une carte datant de 1838, dont l’auteur est français. Les autres indices permettant de comprendre le contexte se trouvent dans l’illustration. En dehors des noms attribués aux établissements sur les zones côtières, on peut lire clairement, en travers de la partie australe : « Régions centrales presqu’entièrement inconnues aux Européens ». Cette phrase montre que l’exploration des territoires n’est pas encore achevée, tout en suggérant les ambitions des dirigeants à cette période. La France, qui vivait alors sous le règne de son dernier monarque, venait d’ajouter l’Algérie à sa liste de conquêtes (1830). Tandis que le continent africain, considéré comme une terre sans maître, allait passer sous la douloureuse domination des européens, suivant la Conférence de Berlin de 1885 (à l’exception du Libéria et de l’Empire Ethiopien).

Ces repères historiques sont bien entendu connus de tous, du moins d’un grand nombre, même si les détails précis sont relégués aux oubliettes. Bien qu’il existe de nombreux moyens d’accéder aux archives, il est toutefois difficile de croire que les citoyens de nos jours s’y attardent sans y être incités. Stratégiquement, plutôt que de restituer les représentations cartographiques de manière brute, il me paraît donc judicieux de les mettre en résonance avec d’autres figures et icônes plus proches des préoccupations actuelles. Dans cette perspective, je sélectionne et j’isole méticuleusement des détails extraits des billets et autres. Ensuite, je déblaye les espaces maritimes sans toucher aux frontières terrestres, et j’ y réassemble enfin les « figures » à l’écart de leurs contextes initiaux, mais en cohérence avec les propos tirés des cartes. Ainsi, pour évoquer les échelles de pouvoir et évaluer leurs impacts sur la société, la figure inoubliable de Mobutu Sese Seko domine l’Afrique sans maître de l’Atlas Élémentaire. En revanche, dans le montage, son léopard zaïrois, symbole traditionnel de ruse et d’autorité, s’échappe du continent pour se jeter sur une femme aux allures à la fois fragiles et imperturbables. Rappelant vaguement les styles rétros d’Outre-Atlantique, elle est en réalité extraite de la pochette d’un hit des années 80 qui invitait à renouveler la connaissance de soi en ouvrant son cœur et en faisant attention à son entourage (The Korgis).

Dans l’exposition au Muséum du Havre, on retrouve un ensemble de huit images, toutes tirées de la série Figures, et construites sur le même principe de croisement des mondes. Tantôt, c’est Neptune, Dieu des Eaux qui se confronte au guerrier Tamerlan pour remémorer les partages des mondes dans les civilisations qui précédaient la nôtre. Puis, d’autres récits se concentrent sur la fragilité des espèces ou questionnent l’équilibre des genres dans le partage des responsabilités. La différence entre les œuvres exposées et les images diffusées dans la presse, c’est qu’on y voit beaucoup plus d’informations dans le détail. En plus, il y a d’autres artistes qui racontent d’autres belles histoires à côté. Alors, je ne peux que vous conseiller de prendre un moment pour la visiter.

En +:

Malala Andrialavidrazana est née en 1971 à Madagascar. Vit et travaille en France.

http://www.andrialavidrazana.com/

* Une partie de la série Echoes (from Indian Ocean)  sera exposée  à Addis Foto Fest (15-20 Décembre 2016).

L’interview de Camille Morineau la commissaire de l’exposition, par Claire Nini à lire ici